Chez Bio Suisse: Felix Prinz zu Löwenstein: pionnier bio et agriculteur allemand

11. novembre 2016


Cet agronome et agriculteur allemand a transmis le domaine familial en 2014 à l’une de ses six filles. Il préside l’association Bund Ökologische Lebensmittelwirtschaft (BÖLW) et il fait partie du comité du FiBL Allemagne. Il a publié en 2011 un livre intitulé «Food Crash».

Felix Prinz zu Löwenstein n’est pas encore satisfait de l’agriculture biologique. Il était le conférencier invité de l'assemblée des délégués de Bio Suisse, et nous lui avons demandé quelques précisions.

Monsieur Prinz zu Löwenstein, vous avez reconverti votre domaine en 1992 à l’agriculture biologique. Pour quelle raison?

Je me sentais de plus en plus mal à l’aise avec l’utilisation des pesticides. Quand j’ai compris que l’alternative biologique fonctionnait techniquement et économiquement, il est devenu clair que je devais franchir le pas.


Après 24 ans d’agriculture biologique, vous n’êtes cependant pas encore satisfait de son fonctionnement.

Nous faisons de l’agriculture depuis 10'000 ans, mais si nous continuons comme ça nous n’aurons plus d’agriculture dans 10'000 ans. Ni bio ni autre. Nous avons des alternatives valables pour de nombreuses pratiques de l’agriculture conventionnelle. Ici ou là nous sommes meilleurs, mais pas encore bons. Et certains problèmes sont aussi peu résolus en bio que chez nos collègues conventionnels.


Est-ce que vous pouvez nous donner quelques exemples?

Les cycles ne sont pas fermés puisque tous les éléments nutritifs qui quittent nos fermes avec nos produits n’y reviennent pas. Ou encore: De plus en plus de producteurs – moi compris – utilisent dans leurs champs des machines trop lourdes. Peu importe la largeur des pneus puisque les tassements affectent alors le sous-sol. Ou encore: De nombreux systèmes ne sont pas stables. Comme les vergers qui ont besoin de traitements réguliers. Ou encore les entreprises d’engraissement de dindes, qui ne peuvent pas se passer d’antibiotiques. Je trouverais passionnant de collaborer avec l’agriculture conventionnelle pour identifier les domaines dans lesquels nous devons tous résoudre des problèmes et pour s’y attaquer ensemble. Cela contribuerait à construire des ponts entre nous.


Est-ce que le fossé entre les agriculteurs conventionnels et biologiques n’est pas trop grand? Y a-t-il des exemples où cette collaboration fonctionne déjà?

Ce fossé est grand et profond, mais la combinaison des problèmes économiques et du manque de reconnaissance témoigné par la société font de plus en plus réfléchir les agriculteurs conventionnels. Je trouve qu’il vaut la peine d’essayer de construire des ponts de ce genre. Car sans eux trop peu de collègues conventionnels trouveront le courage de surmonter l’obstacle de la reconversion…


Pendant que l’agriculture biologique travaille là-dessus, de nouveaux défis se posent sans cesse. Que pensez-vous de la méthode biotechnologique CRISPR/Cas?

Premièrement nous devrions prendre le temps d’évaluer la question des risques. Car finalement la CRISPR/Cas engendre comme les manipulations génétiques classiques des organismes qu’on ne peut plus annuler. Et deuxièmement l’agriculture biologique ne devrait pas utiliser ce genre de technologies. Son objectif est de développer des systèmes stables qui fonctionnent sans inputs extérieurs réguliers. Exemple: Un des espoirs est de pouvoir sauver la production de bananes grâce à la CRISPR/Cas.


Pouvez-vous préciser votre pensée?

Le monde entier ne cultive pratiquement qu’une seule variété de banane – et elle est menacée par un virus. L’espoir est de «réparer» cette variété pour la rendre résistante au virus. Cela ne serait cependant pas une solution digne de l’agriculture biologique, où il s’agit de reconstituer une diversité variétale. Et de développer pour la banane des systèmes naturels et stables en cultures associées. Mais ce sont des solutions que plus personne ne cherchera si on prend le raccourci de l’ingénierie génétique. Et c’est aussi valable pour le Sud que pour l’Europe.


Vous dites que nous avons réussi au cours des 150 dernières années quelque chose qu’on n’avait encore jamais réussi – mettre en danger notre propre existence. Que devons-nous faire?

Au vu de cette constatation, le philosophe Hans Jonas avait recommandé d’accorder notre confiance plutôt aux prophètes de malheurs qu’aux promesses de bonheur. Ce n’est pas de la peur mais du réalisme, car il s’agit de prudence et du principe de précaution. En visant les biotechnologies, Jonas conseille plutôt de suivre le lent tâtonnement de l’évolution que de chercher des réussites à coups de bonds technologiques aussi rapides que colossaux.


Cela signifierait que nous devons développer une sélection bio vraiment indépendante. Est-ce que c’est réaliste?

Nous devons aider la sélection bio parce qu’elle emprunte d’autres voies que la sélection conventionnelle. Parce qu’elle s’intéresse à des paramètres de qualité qui ne jouent depuis longtemps plus de rôle en sélection conventionnelle. Parce qu’elle travaille dans des conditions que l’on retrouve sur nos domaines agricoles. Cette sélection est une tâche d’intérêt public parce qu’on ne peut pas s’attendre à ce que son existence soit assurée uniquement par les licences payées par la minorité de domaines qui font de l’agriculture biologique. Et c’est d’ailleurs aussi justifié par le fait que la sélection bio fournit un travail pionnier qui finira par profiter à l’ensemble de la sélection.



Les consommatrices et les consommateurs ont aussi un rôle important à jouer dans de nombreuses questions qui tarabustent l’agriculture biologique. Car l’utilisation de leur porte-monnaie détermine ce qui est produit. N’est-ce pas trop leur demander?

Non. Nous avons dans tous les domaines la possibilité d’acheter des produits issus d’une production alternative. Mais ce n’est pas la somme des décisions des consommateurs qui rendra notre économie durable pour les générations à venir. Les consommateurs exerceront seulement la fonction pionnière qui rendra le changement possible. Car en fin de compte c’est la politique qui doit définir les bonnes conditions-cadres. Or en ce moment les conditions-cadres sont mal conçues.


Dans quelle mesure?

Regardez les collègues conventionnels. Quand on travaille sur un marché donné, on doit travailler selon ses conditions et pouvoir faire jeu égal avec les autres qui sont soumis aux mêmes conditions. Quand on atteint une marge de seulement cinq euros par porc engraissé, on n’a aucune marge de manœuvre pour les améliorations du bien-être des animaux. On doit tout faire comme les autres. Ou alors changer complètement de système. Ce serait alors l’agriculture biologique avec ses propres conditions et son propre marché.


Bio Suisse a rédigé son rapport annuel 2015 sous forme de rapport annuel 2035 avec une rétrospective sur 2015. Comment voyez-vous l’agriculture biologique dans les pays germanophones en 2035?

D’ici-là nous devons avoir franchi la barre des 25 % et, 15 ans plus tard, défini les conditions-cadres politiques nécessaires pour que les prix des produits conventionnels contiennent l’ensemble des coûts induits par l’agriculture polluante et dévoreuse de ressources. Alors plus personne ne voudra se payer ces produits!


Interview: Katharina Scheuner

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