Une fée encore plus verte: L'absinthe se décline en bio.

07. novembre 2019



Philippe Martin est le premier distillateur d’absinthe à obtenir le Bourgeon pour l’un de ses produits.

L’absinthe a fait son retour dans les étalages dès 2005 suite à une révision de la loi sur l’alcool et les denrées alimentaires. Le «thé de Boveresse», comme on la surnomme également, est désormais disponible en qualité Bourgeon. En effet, un distillateur du Val-de-Travers habitant ce village a obtenu la première certification de Bio Suisse pour son absinthe «Bioveresse».

Chaque producteur a sa propre recette

Philippe Martin, propriétaire de la distillerie la Valote Martin à Boveresse NE, l’a reprise des mains de son père en 2014. Au fil des essais et des ajustements de recettes, il a développé un assortiment qui comprend une dizaine d’absinthes différentes. Et l’on peut se rendre compte de la qualité de ses produits au vu des nombreuses distinctions obtenues, notamment au concours national DistiSuisse et aux «Absinthiades» de Pontarlier (France). Une qualité qui repose sur un secret bien gardé au niveau des proportions entre ingrédients. «Chaque distillateur possède sa propre recette. C’est mon père, qui la tenait de son oncle, qui me l’a transmise», dévoile-t-il. Un savoir-faire familial qui a su résister à près d’un siècle de prohibition.



«Il y a une dizaine de plantes de base, préalablement séchées dans les règles de l’art, qui entrent dans la composition de l’absinthe. J’en utilise entre 8 et 13 suivant les recettes», indique notre distillateur. Dans son jardin, il en produit quatre lui-même, soit de la grande et de la petite absinthe, de l’hysope et de la mélisse citronnelle. On utilise encore couramment de la menthe poivrée, de la coriandre, du fenouil, de l’anis vert et étoilé ainsi que de la réglisse. Une poignée de cultivateurs de la région assurent environ les 80 % des besoins locaux pour les plantes principales. Sur la quarantaine de distillateurs d’absinthe en Suisse, la majorité sont établis dans le Val-de-Travers, véritable terroir de ce produit à la réputation sulfureuse qui s’est vu refuser l’attribution d’une AOP (appellation d’origine protégée). Actuellement, une demande d’IGP (indication géographique de provenance) est pendante.

Une certification par conviction

Philippe Martin a demandé sa certification Bourgeon il y a deux ans déjà. Son jardin de 250 m2, soumis également aux directives du Bourgeon, ne lui a posé aucun problème:

«Dans le cahier des charges de l’association interprofessionnelle de l’absinthe, il est spécifié que les plantes ne doivent subir aucun traitement chimique, si bien qu’il n’y a pas eu de modifications dans la conduite de mon jardin en culture biologique», renseigne-t-il. En revanche, la démarche a été longue et fastidieuse au niveau de la certification. Il a eu beaucoup de peine à trouver les plantes certifiées, surtout celles en provenance de l’étranger, qui lui manquaient en qualité Bourgeon. «J’ai pu dégotter des graines de fenouil et d’anis vert bio chez un grossiste saint-gallois. En revanche, pour ma recette de la , j’ai dû renoncer à la réglisse et à l’anis étoilé», regrette-t-il. Il a donc dû adapter sa recette en conséquence et procéder à plusieurs essais avant d’être satisfait de son produit. «En qualité bio, le fenouil a un goût surpuissant par rapport au conventionnel, tout comme la menthe», détaille-t-il.

Après avoir surmonté tous les obstacles de cette certification, Philippe Martin est fier de pouvoir proposer à ses clients, depuis le mois de septembre dernier, son absinthe «Bioveresse» avec le logo Bourgeon, même si elle ne représente encore qu’à peine 4 % de sa production annuelle d’env. 9000 litres. «Je n’ai pas demandé ma certification pour répondre à un grand besoin sur le marché: je l’ai fait par conviction, en accord avec mon amour pour la nature», argumente le distillateur neuchâtelois. En plus de la vente en bouteilles, à la distillerie et dans des magasins spécialisés, Philippe Matin écoule une partie de sa production chez un glacier et des chocolatiers de la région.



Une amertume alambiquée

«C’est en jouant sur les proportions entre la grande et la petite absinthe que l’on influence l’amertume du produit», révèle Philippe Martin. D’ailleurs, il n’est pas un adepte inconditionnel du rituel du morceau de sucre, placé sur une cuiller perforée posée sur les bords du verre, que l’on arrose d’eau bien fraîche au goutte-à-goutte: «De nos jours, dans notre région, la plupart des absinthes sont plus odorantes et moins amères qu’à l’étranger si bien qu’il suffit de rajouter délicatement un peu d’eau fraîche pour profiter pleinement de leur arôme», conseille-t-il avant d’ajouter: «Le rituel du sucre est à réserver aux absinthes les plus amères et les plus fortes, sans jamais utiliser de glaçons».

Pour la distillation, Philippe Martin dispose de deux alambics électriques d’une capacité de 100 litres chacun. Il laisse macérer à froid le mélange de plantes durant 15 à 20 heures dans de l’alcool de bouche, directement dans la cuve de l’alambic, avant de lui faire subir une distillation simple. L’alcool de queue, que l’on appelle la blanquette, est réutilisé dans la cuite suivante. Quant à la fameuse thuyone (voir encadré ci-contre), sa concentration ne doit pas dépasser 35 mg/kg. «Ce paramètre est difficile à réguler car la teneur dans la plante dépend de la météo. Je fais donc procéder à des analyses régulièrement pour respecter ce paramètre», explique Philippe Martin.

En parlant d’analyse, désormais sortie de la clandestinité, la fée verte aurait-elle perdu de sa superbe en devenant un alcool comme les autres? Pas si sûr car dans les mémoires, elle conserve son petit goût d’interdit et continue de fasciner à travers les mythes qu’elle véhicule. Et peut-être que la toute nouvelle version Bourgeon de la féé verte, que les premiers clients semblent particulièrement apprécier, vous fera voir quelques instants – évidemment avec toute la modération qui s’impose – un avenir un peu plus rose.

Le site web: www.absinthe-originale.ch

La molécule de la prohibition
L’absinthe, que l’on appelle couramment aussi «la fée verte» ou «la bleue», est une boisson alcoolisée empreinte de mythes et au passé singulier. Interdite en Suisse de 1910 à 2005, elle a continué à être produite clandestinement dans le Val-de-Travers (NE) pendant près d’un siècle. Les causes de cette interdiction sont multiples. La plante de grande absinthe en particulier contient de la thuyone, une molécule qui peut provoquer des convulsions et des hallucinations à très forte dose. On l’a même accusée de rendre fou et aveugle. L’absinthe était d’ailleurs prisée par des poètes et des peintres renommés tels que Baudelaire, Rimbaud, Toulouse-Lautrec ou Degas.
À la fin du 19e siècle, elle était la boisson alcoolisée la meilleur marché et la population en consommait de grandes quantités. En 1905, à Commugny VD, un père de famille prétendument imbibé d’absinthe tuait à bout portant sa femme enceinte et ses deux enfants. Montée en épingle, cette affaire offrit ainsi aux pourfendeurs de l’absinthe une occasion rêvée de diaboliser cet alcool consommé à large échelle et qui faisait de l’ombre aux vignerons ainsi qu’aux producteurs d’eau-devie alémaniques. Une initiative populaire interdisant la production et la vente d’absinthe fut acceptée en 1908 et est entrée en vigueur le 7 octobre 1910.
Au début du 20e siècle, les milieux prohibitionnistes affirmaient que l’absinthe pouvait contenir jusqu’à 250 mg/l de thuyone, une concentration qui la rendrait en réalité totalement imbuvable. En 2002, Ian Hutton fut le premier à analyser un échantillon d’absinthe de l’époque avec des méthodes scientifiques précises et n’en a retrouvé que 6 mg/l. Actuellement, la législation en vigueur limite la quantité de thuyone à 35 mg/kg d’absinthe.

Text und Fotos: Christian Hirschi
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